Expatriées

« Longtemps, je me suis couchée de bonne heure. Reposer ma peau, préserver mon capital jeunesse, respecter mon cycle, plonger dans un lourd sommeil réparateur… Jusqu’à ce que mon réveil me tire de ma couette pour aller courir et prendre ma douche avant le réveil des enfants. »

Elle vient d’avoir quarante-cinq ans. C’est une belle femme, cultivée, admirable, à qui la vie a souri. Elle ne manque de rien. Un somptueux appartement, un mari complice, une jolie maison en Bretagne, trois enfants en bonne santé et doués dans les études, de nombreux amis sur qui elle peut compter. Elle est libre de faire ce qu’elle veut. Quelle belle destinée, me direz-vous… Quel beau modèle…

Elle est jeune, belle, solaire. Elle est amoureuse et chérie de son mari. Mère comblée de quatre beaux enfants, enceinte d’un cinquième. Elle croit en la vie et ça se voit. Elle affiche sur son visage sans ride ce superbe sourire qui ne quitte jamais ceux qui ont la foi. Elle travaille dur, elle veut le meilleur pour sa famille. Quelle belle histoire, me direz-vous… Quel beau modèle…

« Longtemps, je me suis couchée de bonne heure. Serrer mon fils contre moi. Me blottir dans les bras de mon amoureux. Me réjouir à chaque coup de pied du bébé dans mon ventre. M’endormir ainsi, le cœur plein d’espoir pour la journée à venir. Rêver d’été, de maison de famille, d’enfants qui courent dans un jardin, de mon homme et moi dans un grand lit blanc… Jusqu’à ce que l’aurore nous tire du matelas détrempé pour aller chercher quelques euros pour manger. »

Justine a tout. Fille d’ambassadeurs et femme d’un cadre supérieur en banque, elle a vécu dans une dizaine de pays, parle cinq langues couramment, a pu reprendre des études, lancer sa propre marque de création de bijoux, être disponible pour ses enfants, rencontrer des centaines de personnes passionnantes. Mais aujourd’hui, elle s’éteint. Justine est triste, sans énergie. Elle nous sourit mécaniquement. Soucieuse de donner le change, de paraître heureuse. Pourtant, elle s’ennuie. Elle a perdu le goût des choses, le plaisir de la simplicité, les frissons des petits bonheurs quotidiens. Justine est lasse, vide. Alors, oui, elle nous irrite, nous agace, nous dérange dans notre frustration de ne pas en avoir autant qu’elle. Nous aimerions la secouer afin qu’elle réalise la chance qu’elle a de vivre sans problème d’argent, sans peur des fins de mois difficiles, dans l’opulence, le confort et la sécurité. Mais que serions-nous devenus, si comme elle, nous avions grandi sans port d’attache, ne sachant où localiser nos racines, ballottés d’un pays à l’autre, vivant, certes dans des cages dorées, mais dans des cages tout de même ? Si l’on nous avait imposé de changer de vie si souvent, changer d’habitudes, de langue, de culture, d’amitiés, de repères, de chez nous.

Justine en est à son énième voyage, celui d’un quartier d’expats français vers un autre quartier d’expats français, celui de la Russie vers le Brésil, puis vers la Corée, la Chine, et enfin l’Italie. Justine est une expatriée, une privilégiée, bienvenue où qu’elle atterrisse, accueillie avec faste par ses congénères, toujours comme chez elle, mais jamais vraiment chez elle.

 

Yanna n’a rien. Elle vit dans la rue avec son mari Babik. Elle a 22 ans, née de fille-mère. N’ayant jamais eu de cadre, d’éducation, de protection. Elle ne connaît pas les douces angoisses du dimanche soir à l’idée de retourner à l’école le lundi. Elle n’a jamais su ce que c’était de préparer son cartable, de réviser une leçon, de craindre un professeur. Elle ne sait ni lire ni écrire. Yanna nous embête joyeusement au feu rouge, tentant de faire notre pare-brise tandis que Babik fait la manche devant notre supérette, leur fils de 6 ans dans les jambes. Alors, oui, ils nous irritent, nous agacent, nous dérangent dans nos habitudes et notre confort. Ils salissent plus que ne lavent nos voitures, ils nous choquent en affichant sous nos nez les photos de leurs enfants crasseux restés au pays dans des conditions pires qu’ici. Ils nous font peur, avec leurs faciès de Roms. Attention à nos poches ! Mais que ferions-nous si le destin nous avait fait naître à leur place ? Ferions-nous mieux que cette jeune femme qui ruine la vitre de notre voiture climatisée sous une pluie glaciale ? Se forçant à rire, malgré les insultes, les coups de klaxons, les roues qui la frôlent, ne vivant qu’au jour le jour, dans l’urgence ?

Yanna et Babik ont fait le grand voyage, celui de la Roumanie vers l’Italie, celui de la misère vers l’espoir, celui du rêve vers la désillusion. Yanna et Babik sont des expatriés, des parias, malvenus où qu’ils se trouvent, chez eux comme chez nous…

Chaque matin, Justine donne une pièce à Yanna, souriante, lumineuse, essuyant méticuleusement les phares de son 4×4 flambant neuf. Et chaque matin, elle se demande ce qui peut bien la rendre si joyeuse cette pauvre enfant à qui la vie n’a rien donné. Jusqu’à ce jour où elle l’aperçoit, assise par terre dans le caniveau. Elle ne sourit plus, elle a les traits tirés. Elle n’a plus la force de nous embêter avec ses petites danses. Justine ne voit plus la Rom qui veut lui extirper un euro mais une femme fatiguée, angoissée, en perte d’espoir. Comme elle, finalement…

Justine s’arrête et vient s’asseoir à ses côtés.

Yanna se sent soudain si faible ! Elle abandonne.

Justine se sent soudain si forte ! Elle la prend en charge.

Elles se sont trouvées. Elles ont besoin l’une de l’autre.

Justine s’investit de tout son cœur. Rêvant pour sa protégée d’un toit, de soins et de sécurité pour la VIE.

Yanna s’accroche à elle de tout son cœur. Rêvant pour ses petits d’un repas, d’un abri et de sécurité pour cette NUIT.

Âmes naïves. Impuissance, Immobilité, Incompréhension et Racisme ont raison de leur utopie.

Justine se décourage. Yanna désespère.

Yanna voudrait rentrer. Elle est usée. Voir ses enfants, accoucher chez elle. Du chaud. Du sec. Plus de pluie, plus de neige.

Justine voudrait être sa fée. Sa marraine.

Elle tire l’alarme. Un appel au secours. Une collecte. La générosité est au rendez-vous.

Yanna peut retourner chez elle et offrir à sa famille une chambre chauffée pour quelques mois. Elles sont aux anges.

Les adieux. Elles s’enlacent, lâchent une larme. Amitié improbable de deux femmes que rien n’aurait dû réunir.

Les mois ont passé.

Justine a déménagé. Encore. Retour en France. Enfin se poser.

Yanna a déménagé. Encore. Retour en Italie. Déjà plus d’argent pour payer le loyer.

« Longtemps, je me suis couchée de bonne heure. Pour oublier que mes enfants avaient faim. Ce soir, j’ai envie de profiter du ciel étoilé et je pense à toi, Justine. Que fais-tu à cette heure-ci ? Tu dois dormir tranquillement dans ton lit douillet. On m’a dit que tu étais partie vivre en France. Je ne te reverrai plus. Je suis amère. Coupable de me sentir abandonnée. Tu as essayé de m’aider. Tu ne m’avais rien promis. Et même si c’était peut-être juste pour te donner bonne conscience, nous avons eu grâce à toi, une maison pour quelques mois. Maintenant c’est fini. C’est dur de retourner à la rue. Mais c’est la vie, ma vie… Je n’aurais pas dû espérer plus. Justine, tu m’as offert un magnifique cadeau en croisant mon chemin. Bien plus que de l’argent. Tu m’as donné Amitié et Confiance. C’est la première fois qu’une femme me témoigne de l’affection. C’est merveilleux ça, non ? Justine, pardon de t’en vouloir… Et surtout… Merci… Car, même si le carrosse est redevenu citrouille, tu fus ma fée… Et je ne l’oublierai jamais… »

 « Longtemps je me suis couchée de bonne heure. Pour oublier le vide de mon cœur. Ce soir, j’ai envie de profiter du ciel étoilé et mes pensées vont vers toi. Que fais-tu, Yanna, à cette heure-ci ? Arrives-tu à dormir sur ton matelas moisi ? On m’a dit que tu étais revenue au feu. Je ne t’ai pas sauvée. Je t’ai à peine fait gagner un hiver. Une goutte d’eau dans ta vie de misère. Peut-être ai-je fait pire que mieux avec mes grandes idées de bourgeoise et mes envies de contes de fées. Je suis amère. Coupable de t’avoir abandonnée. J’aurais pu faire plus pour toi. J’aurais dû faire plus ! Parce que moi, je te dois beaucoup. J’ai retrouvé goût à la vie grâce à toi. Je ne suis plus la femme blasée, coupée de ses émotions. Yanna, tu m’as offert un magnifique cadeau en croisant mon chemin. Tu m’as appris que chaque jour vécu est un miracle. Qu’avoir un foyer est une bénédiction. Et qu’il faut vivre chaque instant intensément. C’est merveilleux ça, non ? Yanna, pardon de t’avoir laissée… Et surtout… Merci… Car, dans cette histoire, ce ne fut pas moi la fée, mais toi… Et tu ne le sauras jamais… »